Après ma soirée en ville, j'étais allé dormir pendant douze heures avant de retourner sur mon lieu de travail. L'odeur de papier neuf, vieux et de poussière m'accueillit, le silence solennel était reposant après tout le bruit que j'avais connu la veille. Puis, pendant des jours, je restais là. A étiqueter, ranger, saisir des données... Il y avait tant à faire que j'en perdais le sommeil et l'envie de sortir. Je voulais que tout soit prêt pour les élèves, je ne voulais pas les décevoir là dessus. Sur mes blagues tant pis mais pas sur ce qui les aiderait à fonder leur avenir. J'en oubliai aussi de me nourrir, ne me reposant que sur des paquets de bonbons que j'avais apporté dès la première fois.

J'avais fini par ouvrir quelques fenêtres tout de même, l'impression de confinement me jouait des fois des tours, je pense que je me suis évanoui une ou de deux fois. Mais rien de grave, c'était juste le sommeil qui me réclamait et moi qui le fuyait éperdument. Alors que je faisait le point sur mon classement, j'étais assez fier de moi. Les livres rares étaient rangés, de même que les bande-dessinés, les manga, les dictionnaires et encyclopédies, les journaux et les microfilms. J'avais même vérifié l'état des appareils pour être sûr que tout allait bien et j'avais mis à jour tous les ordinateurs et les antivirus... Heureusement que ces choses là pouvaient un peu se faire sans moi.

C'était donc complètement ailleurs, en train de penser à des couples de poivrons et d'aubergines danser sur une chanson de Cher en buvant des mojito que je me suis dis que j'étais pas mal fatigué mais que les M, je les rangeais bien. Sauf qu'en réalité, j'étais au W mais ça ne changeait pas grand chose. Je frottai rapidement mes yeux sous mes lunettes et je repris un tas de livres que je mis sur le rayon devant moi.

Aussi, quand je me fis littéralement capturer et plaquer contre une étagère vide, je ne compris absolument rien de ce qu'il se passait. Je me sentais juste comme une boule de bowling qui avait raté un "strike" et avait fini dans la gouttière. Je clignai des yeux alors que j'avais comme l'impression qu'on allait me mordre... Mordre... Et rougit quand je sentis une langue courir sur la peau de mon cou. Je tournai un peu la tête pour rencontrer les yeux d'Eirik, rougit encore plus. Proie ? Comment ça, proie ?

-Bonjour, Eirik... Euh... Ça va ?

Très élaboré comme réponse. Je fronçai le nez pour remonter un peu mes lunettes. J'avais l'impression qu'il était très fier de lui et si c'était le cas, je ne pouvais pas lui en vouloir, je m'étais fait avoir comme un chaton. Je souris, c'était une assez bonne blague et je ne m'étais de toute façon pas senti en danger. Fallait dire que s'il avait mordu, je me serai changé en fumée à tous les coups. Je restai dans son étreinte, de toute manière, j'avais encore une partie du cerveau qui jouait au bassin à balles. Et devait y avoir des moineaux avec.

-Jolie utilisation de tes dons... Je n'ai rien vu venir. Chewing-gum ?

Je regardai rapidement si on n'avait pas fait de mal à des livres. Rassuré, je soupirais de soulagement et je fermai les yeux quelques secondes.

-Qu'est-ce qu'un humble bibliothécaire peut faire pour toi ?

Dans un des multiples recoins de ma tête, je me demandai si mon ton calme de travailleur surprenait Eirik qui m'avait vu beaucoup plus enjoué et beaucoup perdu dans ce que j'étais. Peut-être. Peut-être pas.

Flatté que je me souvienne ? Je n'étais pas sûr de comprendre pourquoi il me disait cela. Comment aurais-je pu oublier quelqu'un qui avait réussi à me faire rougir et en plus à m'embrasser ? Je repoussai de mon mieux la mémoire de ce moment. Pas qu'il n'embrassait pas bien mais ça n'était pas une bonne idée que je me perde dans ce genre de souvenirs. Non seulement parce que ça me ferait rougir encore plus mais aussi parce que je savais que quand on avait... des envies... sexuelles, eh bien, on dégageait des phéromones. Et là, j'étais sur mon lieu de travail, je n'ai donc aucune envie, point. Enfin si, je ne dirais pas non à un bon café avec du miel et de la réglisse.

-Oui, je me souviens très bien de toi. A cause du baiser...

Je toussotai pour essayer de reprendre contenance, un peu embêté d'être si facile à taquiner à ce sujet. Mais là encore, si on n'avait pas été dans la bibliothèque, ça n'aurait pas été un problème. J'enlevai mes lunettes pour les accrocher à l'intérieur de mon manteau. Je ne le retirais plus, ma température me jouait des tours avec mon manque de sommeil.

Et heureusement pour Eirik qu'il avait confiance en ses capacités. En même temps, face à un être tellement plus jeune que lui et pas très porté sur les capacités de camouflage et de silence... Bien que quelque part, en tant que djinn, j'étais un peu taillé pour ça... J'envisageai un possible apprentissage avant bien sûr de m'obliger à revenir à la réalité. Je ramassai des livres pour finir de ranger le rayon sur lequel j'étais en train de travaillé à son arrivée.

-Dommage pour le chewing-gum... Ça en fera plus pour moi cela dit. Et puis je suppose qu'avec tes canines sorties, ce serait difficile à mâcher... A moins que tu ne découpes...

Et sans m'en rendre compte, je finis par parler de cornes de narval et de défense d'éléphants et de mammouth... Enfin, pour une fois, je ne débordais pas trop du thème initial, les dents. Je me demandai vaguement pourquoi je ne pouvais pas être aussi ferme dans mes pensées quand j'étais hors du boulot. Peut-être parce que je n'essayais pas. Que ça me détendait que penser à tout et rien en même temps...

-Désolé...

Et je fronçai les sourcils en me tapant dans les mains pour enlever la poussière qui y était.

-Pourquoi est-ce que je ne serai pas d'accord ? Tu veux braquer un bar ? Tu veux voler un yacht ? Non, tu veux faire exploser un bâtiment ?

Parce que c'était vrai qu'à tout ces choses, je dirais non. Je remarquai son expression mais j'étais incapable de la décrypter correctement avec mes yeux fatigués. Du coup, je remis mes lunettes mais le temps que je le fasse, il avait repris un air plus sérieux. Alors comment comprendre ?

-Oh... Eh bien comme tu vois, je finis de ranger les W... A moins que ce soit les M...

Je me retournai pour regarder, mit cinq secondes à comprendre la lettre. Tous en énumérant ce que j'avais déjà rangé.

-Les W. Ce sont les W. C'est vrai que j'ai déjà fait les M. J'ai besoin d'un café. Tu en voudrais un ?

Je me dirigeai vers mon poste de travail où j'avais installé une cafetière mais loin de l'électronique au cas où je deviendrai maladroit. Sans y penser mais sûrement parce que je savais que le contact ne le rebutait pas, j'avais entraîné Eirik en lui prenant la main, c'était plus simple, je connaissais les rayons par cœur. Et puis comme ça, je pouvais lui indiquer où était les manuels d'histoire par la même occasion, vite fait. Mais je finis quand même par lui parler de géographie même si c'était de la géographie de rangement. Peut-être que je voulais qu'il comprenne comment j'avais classé les livres...

Je servis le café, sortit des chamallows. Ici, il y avait plus de lumière avec les grandes baies vitrées à petits carreaux. Alors mes cernes devaient mieux se voir. Enfin, si on arrivait à voir plus loin que mes lunettes.

-Je suis content d'avoir un peu de compagnie, j'oublie un peu de vivre pendant que je fais tout ce travail... La pause est bienvenue.

Intéressante, vraiment ? Peut-être parce que je ne m'étais pas trop éparpillé. Quoique Eirik semblait bien aimer mes tours et détours sur tous les sujets même si ça n'avait finalement plus ni queue, ni tête. Quoique sans queue, ni tête, je n'en étais pas si sûr. Après tout, en y regardant bien, mes pensées suivaient une certaine logique mais c'était juste que d'habitude, hors de mon travail, j'enchaînais tellement vite que les liens se faisaient difficilement parce que certaines fois, ça ne tenait qu'à un fil.

Je ne m'attendis pas à ce qu'il revienne à nouveau près de moi avec des propos un peu sibyllins. Je le sentis sans comprendre comment il avait fait, passer mes défenses mentales. Pas qu'elles étaient très puissantes mais ils étaient vrai que comme je ne les entretenais pas, je suppose qu'au fond, c'était simple pour un vieux vampire comme lui. Je rougis de plus belle devant les images. Vraiment, il voulait faire ça avec moi ? Il avait beau dire et me montrer, j'avais encore du mal à y croire. Surtout là maintenant alors que je ne me sentais ni sexy, ni en forme.

-Je pense que c'est encore un peu tôt pour que je te laisse me faire des trucs comme ça.

Encore plus alors que je me souvenais que je n'avais pas pris de douche depuis un moment. Une toilette à l'eau froide et changer de vêtements ne donnaient pas une réelle impression de propre. Mais je faisais attention à être quand même présentable. Je rentrerai peut-être faire une machine pour mon linge et dormir par la même occasion après avoir rangé les A. Parce qu'il était vraiment temps que je commence par la première lettre de l'alphabet humain.

-Tu fais bien l'innocent malgré ce que tu m'as montré. C'est étrange pour moi de penser qu'on veut faire des choses comme ça avec moi.

Nous étions maintenant en train de savourer le café, en tout cas, moi je le savourais vu que j'en avais besoin pour tenir encore un peu. Et ça me réchauffait aussi. Je ne m'étais pas trompé en tout cas, ça n'avait pas gêné Eirik que je lui prenne la main. Je relevai la tête vers lui qui était en pleine pénombre alors que j'étais en pleine lumière. Seulement quoi ? Oh...

-Je me disais justement que j'avais un peu abusé. Je me suis déjà évanoui, c'est marrant, quand je le fais, je me change toujours en fumée.

Je me mis à dériver sur l'intangible et l'irrationnel avant de rire pauvrement.

-Tu exagères un peu mais j'irais me reposer après avoir rangé les A. Comme ça, j'aurais fais la moitié de l'alphabet humain.

D'ailleurs, je me penchai sur mon bureau pour rayer les W et je me resservis du café.

-Je crois que ça fait... Trente-huit heures que je n'ai pas dormi correctement. J'ai des blancs pendant ce laps de temps, donc je suppose que j'ai eu des sortes de micro-siestes. Alors, qu'est-ce que tu deviens de ton côté ? Tu iras au bal ?

Je me mis à grignoter des bonbons, oui, j'avais entendu parler de l'événement grâce à ma tablette. Par contre, je ne savais pas si ce serait une bonne idée de lui dire que j'avais commencé à lire des livres sur les mœurs des vampires. Pourtant, j'avais besoin d'éclaircissements. Peut-être que si, s'il me parlait un peu de lui.

Confiance en moi... Je regardai l'extérieur par les baies vitrées. Confiance, je trouvais plus facile d'avoir confiance en Eirik que je connaissais à peine qu'en moi. Le sujet était même des plus délicats, je n'aimais pas l'affronter et qu'il revienne présentement n'était pas réellement quelque chose qui me plaisait. Je ne voulais pas revenir au fait que j'étais faible, parfois trop humain dans mes habitudes, dans certaines façons de voir les choses... Je ne m'aimais pas non plus, je faisais l'effort de me respecter et même ça parfois, ça n'était pas si simple. Néanmoins, je fis un beau sourire à Eirik.

-Merci. De me vouloir.

Peut-être qu'il ne comprendrait pas pourquoi je prenais ainsi la peine de dire ces mots mais c'était important pour moi. Alors plutôt que de rester en pleine lumière, je le rejoignis un peu à l'ombre. Et puis c'était mieux pour mes yeux fatigués, ça brûlait moins. Et je ris bien assez vite en l'écoutant. Inconscient ? Rien que ça ?

-Tu sais, je suis polyglotte alors... Jeg vil ta hensyn til meg, jeg lover. Je sais que ça n'est pas bien pour moi ce que je fais mais j'aime...

Je montrai toute la bibliothèque d'un geste de la main.

-J'aime me sentir utile et je sais que tout ce travail que j'abats le sera. Pour les élèves, pour leur avenir. Alors j'ai du mal à m'arrêter mais je le ferai ce soir. D'accord ?

Je finis ma deuxième tasse de café en même temps que lui et je m'amusais enfin de la façon dont il s'en servit une deuxième. Je ne pensais pas qu'il pouvait faire ça avec le café. Mais c'était composé d'eau donc techniquement, c'était logique que toutes les choses à base aqueuse puissent être son terrain de jeu.

-Moi j'y vais. Je veux voir comment toutes ces créatures peuvent se mélanger. Ça sera très intéressant de pouvoir voir les forces en présence et la fragile harmonie dans l'école.

Je clignais des yeux et eut un sourire un peu penaud.

-Je crois que je vois ça comme un sujet d'étude... Je suis vilain.

Désolé, hein ? Je n'étais pas sûr qu'Eirik soit désolé moi. Surtout que c'était sur les siens que j'étudiais, logique qu'il l'ait vu et que ça ait attiré son attention. J'aurais dû m'en douter, il fallait vraiment que je reprenne la méditation. Ça n'allait pas être une sinécure, je soupirais déjà intérieurement aux efforts que j'allais devoir déployer pour juste me concentrer sur une seule chose.

-La curiosité. Et surtout, je me demandais ce que ça ferait si tu me mordais, les liens que ça pouvait créer, tout ça. Au cas où. J'aime être prêt à toutes les éventualités.

Et j'étais un intellectuel, même si je n'arriverai jamais à tout apprendre, en savoir le plus possible sur les autres ça me plaisait énormément. Je mis une fraise tagada dans ma bouche.

Parce qu'il fallait connaître les gens depuis longtemps pour écouter et respecter leurs opinions ? C'était nouveau ça. Eirik pouvait dire de grosses bêtises lui aussi dans le genre. Je me mordis la lèvre pour ne pas rire. Le simple fait qu'il s'inquiète pour moi faisait qu'à mon sens, il méritait que je l'écoute un minimum. Après tout, et il le savait lui-même, il ne disait pas cela pour me faire du mal mais parce que je devais vraiment avoir l'air mal en point. Enfin, je supposais que c'était la tête que j'avais. Je lui tapotai le bras.

-Le fait que tu t'inquiètes suffit à ce que ton avis soit un peu soit peu important. Ce n'est pas forcément une durée qui fait apparaître les émotions.

Je lui fis un sourire, content de l'avoir étonné en parlant dans sa langue natale. Il était vrai que le norvégien n'était pas la première langue que les gens apprenaient quand ils voulaient s'intéresser aux autres pays du monde. Mais moi, j'aimais bien les pays du nord. A cause de la neige. Là-bas, j'étais tout le temps malade mais tout le temps émerveillé aussi.

Le plus important, c'était quand même actuellement cette histoire de bal. Quelque part, j'étais déçu qu'Eirik ne veuille pas y aller. Il avait pensé le vampire plus sociable que ça. Oui, bien sûr, en tant que professeur, il aurait à surveiller mais ça ne voulait pas dire qu'il ne pouvait pas s'amuser. Les élèves ne faisaient pas que des bêtises non plus. Même si au fond, je n'en savais trop rien, je n'avais jamais été à l'école normalement.

-Je serai content de t'y voir, ce serait un peu bête de rater une occasion de voir autant de monde et de se sociabiliser. Même si comme d'habitude, sur ce dernier point, je vais être complètement nul.

Je ris un peu.

-Mais j'essaierai quand même. Alors ne reste pas tout seul dans ton coin.

Je remarquai l'air bien plus sérieux, presque dur de mon collègue alors qu'on en venait au sujet de ce qu'il était et de ces histoires de liens, de morsures... Était-il en colère ? Si c'était le cas, je n'allais pas m'excuser ou avoir l'air apeuré. C'était normal que je me renseigne, il parlait quand même de me faire des... choses et je savais que les vampires aimaient se nourrir de leurs amants pendant... l'acte. Alors je ne pouvais décemment pas me permettre de rester ignorant sur tout cela. Je fus tout de même soulagé qu'il ne soit pas en colère. Parce que ça m'aurait un peu contrarié.

Et il réussit encore à me faire rougir ! Mais non, je ne voulais pas qu'il me morde ! Enfin, je ne voulais pas qu'il me tue en tout cas... Comment est-ce que j'allais me sortir de ce guêpier. Était-ce la même chose que de mettre une guêpière ? Les deux étaient des pièges mais pas fait de la même façon. C'était être comme prisonnier d'une nasse ou d'un filet... D'un piège à loup ? Je secouai la tête, j'étais reparti ailleurs.

-Ahem, prêt oui... Je ne sais pas si je veux que tu me mordes. Peut-être que oui, quelque part par curiosité intellectuelle là encore... Ou peut-être parce que je me demande quel goût à mon sang...

Même si je n'y avais jamais pensé avant. Comme quoi rencontrer des gens amenait toujours de nouvelles interrogations. Même si celle-ci n'allait pas changer la face du monde, juste peut-être une idée sur moi-même. J'ajoutai alors que je me perdais encore dans mes réflexions.

-Et puis on dit que vous aimez bien mordre pendant l'acte, du coup...

Je revins après avoir pensé à la crevette pistolet et l'axolot, j'avais complètement dérivé dans les abysses. J'eus même une sacré impression de vertige ou de tourbillon...

-Je crois que je vais abandonner les A en fait.